Il y a dix ans, le 7 avril 2013, les Alsaciens étaient, pour la première fois de leur histoire, consultés par voie référendaire sur l’avenir de leurs institutions. L’affaire semblait entendue, car, depuis à la fin des années 1980, tous les sondages confirmaient un large soutien de la population au projet de collectivité unique alsacienne. Au final, le « oui » l’emporte avec 58% des suffrages mais la consultation échoue finalement sur les conditions fixées à la fois sur le taux de participation et sur les résultats partiels dans chaque département.
A peine un an plus tard, le gouvernement Valls initie la réforme territoriale qui aboutit à la dissolution de la région Alsace au sein d’une nouvelle région Grand Est, ensemble aujourd’hui encore largement rejeté par les Alsaciens. Cet enchaînement de circonstances est aussi tragique que salutaire, dans la mesure où il a le mérite de nous placer devant des questions de fond jusqu’alors éludées.
Lors du référendum de 2013, le débat s’est focalisé sur les économies d’échelle, argument que les défenseurs du Grand Est reprennent désormais à leur compte. Aujourd’hui le débat entre collectivités tourne autour de l’amélioration du quotidien de nos concitoyens. L’intention est louable, mais n’a-t-on pas oublié l’essentiel ?
Réduire une collectivité territoriale à un rôle de prestataire de service, n’est-ce pas une vision consumériste et technocratique de la politique ? Subordonner le périmètre d’une collectivité à l’efficacité - prétendue ou effective - de son action, n’est-ce pas oublier que la raison d’être d’une institution démocratique est d’incarner une communauté humaine ayant conscience de son unité et manifestant sa volonté de vivre en commun ?
Au fond, l’échec du référendum de 2013 et le rejet de la région Grand Est relèvent de la même cause : une vision utilitariste des collectivités territoriales. Dans les deux cas, on a voulu oublier cette communauté humaine que nous appelons le peuple alsacien. On a parlé du corps et non de l’âme.
En 2013, il s’agissait de réfuter toute connotation identitaire au projet. Les opposants se sont alors habilement positionnés sur ce terrain laissé vacant en montant en épingle une prétendue rivalité Haut- et Bas-Rhinois. En 2014, le gouvernement a créé des grandes régions au nom de l’efficacité des politiques publiques. La notion d’identité a été sciemment écartée voire clairement combattue à l’instar du premier ministre Manuel Valls déclarant devant l’assemblée nationale qu’«il n’y a pas de peuple alsacien ». « Eppure, esiste ! », serait-on tenté de répondre en détournant les mots de Galilée face à ses inquisiteurs.
Effacer les repères s’inscrit dans ce que le philosophe Zygmunt Bauman a appelé la « liquidité ». La société liquide considère tout repère « solide », comme la morale ou la culture, comme un obstacle. Sa règle fondamentale est celle de l’adaptation au changement permanent en vue de la recherche du gain. Cette « liquidité » est d’ailleurs un trait de caractère commun aux trois présidents qu’a connu la région Grand Est.
Les enjeux économiques et sociaux n’effaceront jamais la quête de sens et de repères propres à l’être humain. Le débat actuel sur les questions institutionnelles nous pose précisément cette question : quel sens donner à une collectivité alsacienne à statut particulier ? Un simple service public ou la représentation d’un peuple ? A l’heure où la Collectivité Européenne d’Alsace se réunira en séance plénière pour porter un nouveau projet institutionnel, il faudra que ses élus aient le courage de prendre position sur cette question, comme l’ont fait jadis les élus corses en 1988.
La collectivité alsacienne que nous appelons de nos vœux doit être l’incarnation politique du peuple alsacien. Elle doit veiller à sa prospérité mais également et surtout à la pérennisation de sa culture et de ses valeurs. Seule la reconnaissance du peuple alsacien peut légitimer une nouvelle étape institutionnelle. Le temps de cette clarification est maintenant venu.
Jean-Georges Trouillet / Président