Chers amis,
C’est un grand honneur pour moi d’être là devant vous.
C’est pourquoi je veux avant toute chose remercier les organisateurs de cette université d’été de Régions et Peuples solidaires.
Cette université d’été est placée sous un signe que je veux optimiste : celui de l’enracinement de nos idéaux et de notre philosophie politique.
A première vue, un observateur averti pourrait dire qu’il n’y a pas de quoi se réjouir.
En effet, les fils de dialogue entre l’État et les collectivités ne semblent pas avoir été véritablement renoués.
La Collectivité de Corse, dirigée par des leaders affiliés à Régions et peuples solidaires, fait face à une attitude hostile, sinon indifférente, du pouvoir parisien.
Nous demandons une autonomie de plein droit et de plein exercice, qui correspond en droit constitutionnel français à la spécialité législative : c'est à dire pouvoir adopter des lois régionales dans nos domaines de compétence, sans avoir à demander l'autorisation de Paris pour chaque texte, parce que ce serait à la fois long, fastidieux, inefficace pour agir sur le quotidien des Corses et source de blocages et d'instrumentalisations politiciens.
Se limiter à inscrire dans la Constitution que la Corse existe n'est pas, suffisant .
Prévoir un mécanisme où on doit à chaque fois demander au parlement national d'adapter une loi française est quelque chose fait pour ne pas marcher.
Je suis député et je connais mes collègues : le Parlement, par nature, n'aime pas se défaire de sa compétence, surtout envers une assemblée locale.
C'est donc fait pour ne pas marcher.
La seule chose intellectuellement honnête qui puisse être conçue c'est une capacité d'adaptation de l'Assemblée de Corse qui découle directement de la Constitution mais sans, je dis bien SANS, requérir à chaque fois l'autorisation du parlement.
C'est ce qui se passe dans tous les pays avec régions autonomes, l'autonomie découle de la constitution et non de la loi.
Donc les personnes qui vont nous dire que contourner le Parlement pour adapter la loi serait antidémocratique sont chauvines et malhonnêtes : chauvines parce que ça se fait dans tous les pays voisins de la France, malhonnêtes parce que l'Assemblée de Corse est élue et n'est donc pas moins démocratique que l'Assemblée nationale ou le Sénat.
Le Gouvernement persiste plus que jamais dans une logique de déconcentration centrée sur les préfets, nommés dans un territoire où ils n’ont pas été élus par ses habitants, et le mot décentralisation semble être redevenu pour la première fois un gros mot depuis 1982.
La déconcentration c'est plus de pouvoir aux préfets, qui sont des administrateurs.
La décentralisation c'est plus de pouvoir aux élus qui sont élus par le peuple.
Nous ne sommes pas dupes : la déconcentration démocratique ça n'existe pas et la confusion des termes entre déconcentration et décentralisation est savamment entretenue pour embrouiller nos concitoyens.
La déconcentration ça consiste à donner plus de pouvoir à ceux qui traînent Daniel Cueff au tribunal alors qu'il ne fait que traduire les aspirations légitimes des gens qui l'ont élu lui !
Ce divorce en cours entre légalité d'un côté et légitimité de l'autre, que démontre le procès qu'il affronte, témoigne du fait que les tenants du centralisme sont de plus en plus déconnectés du réel, et cela se traduit même parfois en rapports violents de part et d'autre comme l'ont montré les Gilets jaunes.
Ces zones périphériques ont pris conscience que la centralisation a fait de leur terre, de leur culture, de leur racines, un vulgaire désert, un arrière pays sous développé ou les services publics disparaissent parce qu'on ne veut pas donner aux régions les compétences et surtout les moyens pour combler le vide lorsque l'Etat s'en va.
Mais ces temps difficiles, loin de nous décourager, témoignent avant tout d’un constat qui doit nous revigorer.
Ce constat est le suivant : le logiciel jacobin est aux abois.
L’obsession centralisatrice est en train de clore sa parenthèse historique.
En d’autres termes, nos idées ont déjà gagné. Elles irriguent déjà les esprits, mais il existe, de l’esprit à l’urne, un laps de temps.
Certains Gilets jaunes rêvent avec nostalgie et désespoir du retour d'un Etat centralisé et souverainiste parce qu'ils n'ont pas encore compris que c'est la cause, et non la solution à tous leurs maux.
Parce que le centre produit sa périphérie, le centralisme produit nécessairement le désert français.
Le symptôme des Gilets jaunes peut se comprendre, mais rêver du grand retour d'un grand Etat providence planificateur n'a plus de sens : nous ne sommes plus dans les années 1960 avec le plein emploi, l'industrialisation à outrance et l'exploitation folle des ressources de la planète.
Si un maire courageux tel que Daniel Cueff, qui a compris le lien entre écologie et régionalisme, se présentait aux élections législatives il serait élu dans les prochaines années, ce ne serait pas le cas de ceux qui l'ont mis au tribunal.
Nous assistons en ce moment en Europe, et dans le monde, ainsi que l’ont montré les récentes élections européennes, au renforcement de l’écologie politique.
Cette écologie politique combat un adversaire idéologique qui entame désormais un inéluctable déclin : le néo libéralisme de l’ère industrielle.
Ce néo libéralisme prend plusieurs formes selon les cultures et les régions du monde, mais son effet principal est en revanche partout identique : c’est le déracinement.
Ce déracinement tel que théorisé par la philosophe Simone Weil est le projet sourd et profond de tout le logiciel néo libéral, dont Bourdieu disait qu’il consistait à détruire toutes les structures collectives de protection de l’individu pour en faire prévaloir une seule : celle du marché.
Pour nourrir le fétichisme de la croissance, le marché aveugle est celui qui dévore les ressources, les animaux et les humains pour les convertir en valeurs numéraires, dans un mouvement absurde.
Les feux terribles qui détruisent en ce moment l'Amazonie et mettent à mort sa faune et ses peuples autochtones sont un symptôme terrifiant de cette volonté quasi cancéreuse de démanteler tout écosystème sain sur notre planète, et où écocide et génocide sont les deux faces de la même médaille funeste.
Et je tiens au passage à saluer le travail de Valérie Cabanes sur l'écocide qui doit devenir un crime internationalement réprimé au même titre que les crimes de guerre et les génocides, car ce sont les symptômes du même mal.
Prenez conscience qu'il n’y a pas de différence profonde de nature entre la grue qui déracine l’arbre de la forêt amazonienne pour pratiquer l’élevage industriel ou le jacobinisme assimilateur qui déracine l’individu de son terroir, de sa culture et de sa langue pour créer un consommateur interchangeable car mobile, et docile car sans passé historique qui soit bien à lui comme l’avait décrit Orwell DANS 1984.
Je n’ai absolument rien contre les Gaulois c’était même une confédération de peuples très prestigieux, mais je suis Corse et à ce titre je ne peux de façon crédible me réclamer d’un passé gaulois ou même celtique en général.
Le roman national tel qu’il a été écrit c'était déjà : la négation de la diversité. Pour que le business tourne, il ne fallait pas simplement niveler les poids et les mesures, chose que la Convention s’était empressée de faire après avoir aboli les Parlements régionaux, il fallait aussi niveler les femmes et les hommes pour obtenir un humain sérié, lisse, qui produise le moins de grippage dans la machine industrielle de ce qui allait devenir l’anthropocène.
Le jacobinisme, élaboré au début de l’ère industrielle par une bourgeoisie avide de commerce, obéit à cette logique.
Il est l’expression, dans la culture politique française, d’un courant idéologique plus général qu’est le néo libéralisme.
C’est pourquoi le jacobinisme, qui voulait avec Siéyès créer des départements carrés, a commencé tout de suite par déraciner les individus, briser les corps intermédiaires, démanteler les solidarités traditionnelles locales, nier les langues régionales, abolir les provinces historiques, donner des noms neutres, de fleuves, de montagnes aux nouveaux départements en supprimant leurs noms historiques qui rappelaient le souvenir d’un peuple, d’une culture, d’une communauté humaine quelconque pouvant faire concurrence au peuple français.
La société française du XIXème siècle était alors mûre pour produire l’ouvrier annihilé de Germinal et la chair à canon des guerres industrielles du XXème siècle marqué par les affrontements fratricides entre Européens.
Il y a désormais une prise de conscience collective que la diversité n’est pas seulement animale et végétale, elle est aussi culturelle, linguistique, religieuse.
La biodiversité est, pour le moment, conçue de façon limitative comme s’adressant uniquement au monde non-humain.
C’est une conséquence inévitable du réflexe de la pensée anthropocentrée: l’humain rechigne à admettre qu’il fait partie de la nature et qu’il n’en est qu’un élément connecté à tous les autres.
Si la protection de la biodiversité animale et végétale a heureusement triomphé idéologiquement, celle de la biodiversité culturelle assume un retard considérable, notamment en France.
Je me rappelle cette présentatrice de télévision qui avait, il me semble; déclaré au Président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni qu’après tout c’était peut-être dans l’évolution naturelle des choses qu’une langue disparaisse.
Je me demande s’il est dans l’évolution naturelle des choses que les abeilles disparaissent ou que l’ours polaire s’éteigne.
Si l’on s’en tient au darwinisme le plus primaire, on pourrait en effet considérer qu’il est dans l’évolution naturelle des choses que de telles espèces s’éteignent.
Après tout, l’ours polaire n’avait qu’à s’adapter à la fonte de la banquise et à partir vivre ailleurs.
Les abeilles n’avaient qu’à développer une résistance aux néonicotinoïdes.
Pourquoi devrions-nous sauver des espèces qui ne sont pas capables de s’adapter ?
Pourquoi devrions-nous tendre la main à des perdants ?
Leur extinction n’est-elle pas la juste sanction de leur entêtement à demeurer fidèles à ce qu’ils sont, à leur milieu et à leurs petites habitudes archaïques ?
L’entêtement de l’ours polaire à rester enraciné sur sa banquise n’est-il pas la démonstration de son repli sur lui-même ?
Je m’arrête là pour les plaisanteries car je pense que vous avez bien saisi la métaphore.
Notre combat est de faire prendre conscience d’ici les prochaines décennies que la disparition des langues et des cultures régionales, au moins en Europe, est un enjeu fondamental pour la préservation de la biodiversité.
D’ailleurs la rédaction de l’article 75-1 de la constitution qui parle des langues régionales non pas comme des communautés de locuteurs mais comme de simples patrimoines inertes révèle ce que le discours politique encore dominant conçoit sur le sujet : ce serait de simples fossiles appartenant à des espèces condamnées dont on attend avec impatience l’extinction.
Toutes les extinctions sont hélas naturelles ou dans l’ordre des choses, cela ne veut pas dire qu’elles sont souhaitables.
C’est le médecin qui vous parle ici : dans ma profession je suis confronté à tout un tas de maladies parfaitement naturelles, ce qui ne veut pas dire que je ne cherche pas à les vaincre pour changer le cours des événements.
Vivre en accord avec la nature ne veut pas dire abdiquer face à elle: c’est un équilibre qu’il faut en permanence réinventer en faisant preuve d’éthique.
Evidemment que les cultures évoluent et changent.
Nous ne sommes pas pour des cultures figées, qui ne seraient que de pâles reconstitutions folklo-touristiques d’un passé qui n’existe plus et qui ne serait qu’une coquille vide, un instrument superficiel pour exclure l’autre et le maintenir à distance.
Cette conception négative est la vision difforme qu’entretient l’extrême droite à propos de l’identité.
Parce que cette extrême droite combat pour des raisons que nous ne partageons pas, l’entreprise de déracinement du néo libéralisme, ce dernier cherche en permanence à nourrir une confusion dans l’opinion entre nous et les populismes europhobes, souverainistes et identitaires.
Nous autres, nationalistes corses, voyons bien comment nous sommes perçus à Paris par ceux pour qui le mot nationalisme est synonyme de repli identitaire voire carrément raciste, alors pourtant que le nationalisme corse a été porté sur les fonds baptismaux par des mobilisations écologistes, contre les essais nucléaires de l’Argentella, contre les boues rouges de la Montedison.
Le néo libéralisme post moderne nous présente comme des anachronismes qui refusons de nous adapter à la mondialisation.
C’est plutôt le néo libéralisme qui est devenu une idéologie has been qui croit encore vivre dans une planète pré industrielle sous peuplée avec des ressources à profusion.
Il nous présente comme des gens regardant vers le passé alors que lui regarderait vers l’avenir.
L’époque industrielle dans laquelle il donnait de grandes leçons a pourtant atteint son pic.
Il s’effondrera, non pas pour des raisons électorales ou contingentes liées au hasard des événements.
Il s’effondrera de façon programmée et inéluctable pour une raison banalement physique : le monde et ses ressources sont finies et cette idéologie continue de pérorer alors qu’elle vit déjà à crédit depuis des décennies.
Nous ne sommes pas des passéistes qui refusons l’échange et le partage.
Mais l’échange n’est pas l’assimilation unilatérale.
Le partage n’est pas la spoliation de nos patrimoines linguistiques, musicaux et naturels par un business apatride et sans âme qui veut les folkloriser pour amuser le touriste à la recherche d’exotisme pour compenser son propre déracinement déjà à l’œuvre là d’où il vient.
Je vais reprendre l’exemple de l’ours polaire : je ne remets pas en cause le fait qu’il lui a fallu accepter des changements induits par son milieu pour survivre.
C’est le lot de toutes les espèces, et certaines n’ont pu fournir cet effort et se sont éteintes.
Le problème induit par l’anthropocène est de naturelle temporelle : les changements sont beaucoup trop rapides pour que les espèces puissent d’y adapter en quelques décennies.
Le nombre d’espèces menaçant de s’éteindre est en train d’être multiplié selon des proportions anormales et jamais vues : nous vivons la sixième extinction de masse.
C’est comme le débat sur le changement climatique, personne ne nie que le climat évolue, par nature, depuis des millions d’années.
Le problème est que ses dernières évolutions sont beaucoup trop rapides et violentes pour que l’on puisse y faire face.
Nous sommes donc confrontés à une problématique de temps et de proportions.
Bien sûr que les cultures évoluent, fusionnent, s’adaptent et parfois s’éteignent, mais tout cela se passe dans un temps long, très long.
Mais si on prend en compte le rythme et la proportion actuelle, il faut admettre que la sixième extinction de masse sera aussi celle des cultures et des patrimoines immatériels humains.
C’est pourquoi notre combat relève avant tout d’une écologie politique fondée sur la durabilité, le temps long, qui consiste à prendre son temps, privilégier le sens à l’efficacité, l’âme à la satisfaction.
Car c’est dans le temps long que se construit la confiance et que l’échange ne devient pas un rapport de force.
Nous ne sommes donc pas contre le commerce, contre l’échange mais à condition que les ralentisseurs nécessaires préviennent tout risque de surchauffe.
Nous sommes pour des sociétés ouvertes mais dans lesquelles les protectionnismes institutionnels préservent les cultures les plus fragiles d’un échange trop inégal qui pourrait les emporter et les détruire, appauvrissant ainsi le patrimoine de l’humanité.
C’est d’ailleurs une chose que le Gouvernement français avait théorisé dans le cadre de la baisse des droits de douane avec le GATT : cela s’appelle l’exception culturelle français.
Cela visait à ce que les produits culturels étrangers continuent à être frappés en France de droit de douane élevés car sinon les produits culturels français n’auraient pas survécu à une mise en concurrence avec l’industrie culturelle américaine.
Lorsque nous demandons des exceptions du même ordre à Paris afin de protéger les éléments matériels ou immatériels de notre petite culture régionale d’un échange trop inégal avec le continent on nous traite d’affreux réactionnaires.
Comme je suis médecin j’aime beaucoup cette expression : l’hopital qui se moque de la charité …
Avant de conclure, vais prendre l’exemple de la démarche slow food initiée dans le Piémont.
Elle consiste justement à valoriser les savoirs faire culinaires traditionnels, les produits du terroir et les circuits courts, par opposition au fast food mondialisé, désincarné et reposant sur un commerce international coûteux en termes d’émissions carbone.
La démarche slow food, parce qu’elle se base notamment sur la préservation d’un patrimoine immatériel culturel, montre bien que des questions comme les circuits courts, le bien-être animal, le développement durable, ne peuvent être déconnectés de la question du patrimoine culturel.
Car tout patrimoine culturel est enraciné dans un lieu, selon une échelle dite à taille humaine, ni trop petite, ni trop grande et qui correspond en Europe à l’échelon régional.
Il porte en lui la mémoire, de la façon dont des femmes et des hommes ont habité ce lieu et s’y sont adapté tout en le respectant.
Nier cela reviendra à nourrir un écologisme hors sol et déconnecté du réel, dans un monde où l’enfer est pavé de bonnes intentions et où la volonté de donner des leçons aux autres peuples peut très vite prendre le ton du post colonialisme.
La biodiversité est un tout et l’écologie est forcément boiteuse si elle n’aborde pas cet enjeu de façon globale, c’est-à-dire y compris sous son angle culturel.
Pour l’instant seule la biodiversité animale et végétale a su renverser le discours dominant.
Dans un monde où les enjeux écologiques seront amenés, de façon mécanique et inévitable, à prendre de plus en plus de place dans le débat public, à nous de faire prendre conscience que les identités régionales sont une donnée centrale, sinon indispensable, de la solution à de tels enjeux.
Car, sur un territoire durable donné, la production locale, le circuit court, l’économie circulaire sont partie prenantes d’un écosystème où l’identité régionale doit pouvoir, dans des systèmes démocratiques, assumer politiquement la mémoire humaine de ces savoirs et leur transmission aux générations futures.
Pour conclure:
Rappelons donc les fondamentaux qui doivent guider notre philosophie politique :
- concevoir l'écologie politique comme une nécessité de préserver des écosystèmes à la fois humains et animaux dans lesquels flore, faune, mais aussi culture, langue et histoire forment un ensemble
- lutter contre l'écocide et le génocide comme les deux symptômes d'un même phénomène de destruction néo libérale des écosystèmes
- exiger là où ils sont nécessaire des protectionnismes institutionnels afin de sauver les cultures régionales en voie d'extinction et préserver la biodiversité culturelle
- privilégier une conception du développement économique qui intègre comme limite à ne pas dépasser les capacités de résilience des différents systèmes éco-culturels.
Sachons élaborer à destination de nos concitoyens européens une idéologie basée sur ces principes afin de construire un discours ambitieux capable de relever les défis que constituent la tentative désespérée de survie du néo libéralisme ET la montée dangereuse de l’extrême droite qui s'inscrit dans son sillage.
Merci.