Les rebondissements successifs à Westminster, le Parlement britannique, à propos du Brexit n’en ont pas fini. Un report au 30 juin de la date initialement fixée au 29 mars pour la fin des négociations a été demandée et sera probablement acceptée. Mais, progressivement, les scénarios envisagés se précisent, et ils ne présagent pas d’un « happy end » pour le Royaume Uni. Qu’en sera-t-il pour l’Irlande ?
Le vote le plus important survenu à Westminster cette dernière semaine est sans doute celui, très serré, qui a rejeté l’hypothèse d’un « hard Brexit » par 312 voix contre 308. Seulement quatre voix d’écart ! Il aurait suffi de deux députés de plus choisissant de voter en faveur de la sortie sans accord de l’Union Européenne, et le sort économique et politique de l’Irlande en aurait été radicalement modifié.
C’est dire si les Irlandais ont eu chaud ! Car le « no deal » est pour eux la pire hypothèse qui rétablirait entre l’Ulster et le reste de l’Irlande une frontière terrestre synonyme de difficultés économiques et politiques certaines à très court terme.
En effet, l’intégration économique de l’Irlande à travers le Marché Unique européen est désormais une réalité bien installée depuis vingt ans et les accords de paix du Vendredi Saint. Mécaniquement, par sa proximité géographique et la qualité de ses infrastructures, Belfast est devenu le port principal pour toute l’Irlande, par lequel transite l’essentiel de ses importations et exportations vers le reste de l’Europe et du monde. Le rétablissement de la douane sur la frontière terrestre entre la République d’Irlande et l’Ulster aurait tout chamboulé. Pour faire venir ou envoyer des marchandises vers l’Europe sans passer par la douane anglaise, et profiter ainsi pleinement du marché unique européen dont elle reste membre, l’Irlande se serait trouvée face à un casse-tête insurmontable pour déplacer vers d’autres ports tous ces trafics maritimes. Sans compter que la frontière terrestre ainsi rétablie sur son sol aurait entravé les multiples flux économiques quotidiens entre les deux territoires, entraînant une récession économique certaine.
Mais, une fois écarté le « no deal », il faut bien finir par s’accorder sur un « deal » ! Et c’est là que les choses se compliquent car, comme prévisible, les deux acteurs du « deal », le Royaume Uni et l’Union Européenne, sont en désaccord. Et il n’y a pas d’arbitre pour imposer la solution finale !
L’accord sur la table est accepté par l’Union Européenne, mais il a été une nouvelle fois refusé par le Parlement britannique. D’où la demande d’un nouveau délai et la perspective d’un nouveau vote à venir.
Le « deal » soutenu par l’Europe va incontestablement dans le sens des intérêts de l’Irlande. Il propose que soit maintenu sur tout le territoire irlandais le même espace économique de libre échange, et que soit « déportée » en mer d’Irlande la frontière économique effective entre le Royaume Uni et l’Europe. De la sorte les marchandises embarquées entre l’Europe et l’Irlande resteraient libres de droits de douane quand elles arrivent à Belfast, et celles venant de Grande Bretagne à destination du reste de l’Irlande, donc de l’Europe, seraient contrôlées et taxées avant même de toucher le port nord-irlandais. Dès lors plus besoin d’une frontière terrestre sur le sol irlandais puisque les opérations de douane, pour l’essentiel des marchandises qui arrivent par voie maritime, seraient réalisées en amont.
Economiquement et politiquement cette disposition dite du « filet de sécurité », ou « backstop » en anglais, favorise la perspective à long terme d’une réunification irlandaise, et donc provoque l’hostilité farouche des députés venus du camp unioniste pro-britannique d’Irlande du Nord. Cependant elle est économiquement attractive y compris pour la capitale de l’Ulster dont le rôle de poumon économique de toute l’Irlande s’est trouvé conforté toutes ces dernières années, et qui serait la première victime si son statut de port européen était remis en cause.
En créant de facto une séparation du reste du Royaume Uni, même si les opérations concrètes de douanes effectuées en mer d’Irlande ne seront pas perceptibles par la population au quotidien, le « deal » institue un « statut hybride » pour l’Irlande du Nord, qui ne serait désormais plus tout à fait britannique car structurellement encore liée à l’Union européenne. Ce qui serait incontestablement, quoiqu’on en dise, un premier pas vers la réunification.
De plus, elle donne à l’Irlande de Dublin un nouveau rôle en tant que seul pays anglophone situé au sein des frontières de l’Union, ce qui est un avantage compétitif certain pour attirer les investisseurs étrangers désirant s’installer en Europe, qui sont presque tous anglophones, même quand ils sont chinois, indiens ou d’ailleurs.
Que va-t-il se passer désormais ? Le projet d’accord tel que proposé n’évoluera probablement plus. Le seul « deal » envisageable est de l’accepter. Les Brexiters le savent bien, et ils ne prendront probablement pas le risque d’un nouveau referendum qui pourrait inverser le vote de juin 2016. Accepter le « deal » est devenu pour eux la seule façon d’arriver à un Brexit, depuis que le « Brexit dur » a été rejeté.
Dans la situation nouvelle ainsi créée, la République d’Irlande pourrait bien « tirer les marrons du feu », économiquement et politiquement, aussi bien à court terme qu’à long terme.
François ALFONSI