La révolte des « Gilets jaunes » a fonctionné comme un puissant révélateur de divers dysfonctionnements de la société hexagonale. Ils étaient en réalité décelables depuis longtemps et, avec d’autres, nous avions tenté d’attirer l’attention sur eux, mais le point de vue dominant des responsables politiques, devenu sous couleur de modernité le « politiquement correct » des dernières décennies, interdisait de fait leur prise en compte.
Au-delà de leur diversité, voire de leurs contradictions et de certaines de leurs aberrations, en dépit même des violences inadmissibles les accompagnant, les revendications et les souffrances exprimées se ramènent à trois aspects principaux qui renvoient à trois fractures conjuguées : sociale, territoriale et politique.
Sur le plan social d’abord, les écarts de richesse entre les classes populaires/moyennes et les catégories les plus aisées sont allées s’accentuant depuis les dernières décennies. Il s’agit là d’une donnée parfaitement connue et analysée mais laissée de côté dans l’action politique ou, pire, volontairement écartée. Or, pour nombre de personnes cela se traduit par une baisse relative mais significative de niveau de vie/pouvoir d’achat en raison du poids des dépenses contraintes dans leur budget : l’augmentation annoncée des taxes sur les carburants a fait déborder le vase pour des gens rendus seuls comptables d’une crise environnementale dont ils étaient loin d’être les principaux responsables. Il s’agit donc moins d’un rejet de la nécessaire transition écologique (la « fin du mois » contre la « fin du monde ») que d’un refus d’endosser la responsabilité des conséquences négatives en matière d’environnement de la circulation automobile. La révolte est celle des victimes d’un système à l’origine à la fois et des atteintes environnementales et des difficultés sociales dans les territoires, comme le montre le lien étroit entre cette crise sociale et la crise territoriale.
Sur le plan des territoires ensuite, se manifeste en effet une marginalisation qui affecte une part importante du pays. Elle découle elle-même de deux mécanismes/phénomènes liés l’un à l’autre, alors qu’il aurait fallu au minimum les disjoindre pour tenter d’éviter les effets pervers des évolutions en cours : la métropolisation socio-économique d’une part et d’autre part la métropolisation « politique », c’est à dire institutionnelle, venue accompagner la première par choix politique.
La métropolisation socio-économique est un phénomène général sur la planète lié à la mondialisation et aux transformations des systèmes de production et des modes de vie induites par les évolutions technologiques. Elle a des conséquences très fortes au plan territorial : concentrations des activités à haute valeur ajoutée et des créations d’emplois de haut niveau au sein des métropoles, à l’identique de ce à quoi a conduit depuis longtemps en France la centralisation économique quand elle n’a pas été contrebalancée par des politiques volontaristes en matière d’aménagement du territoire. Tout ceci s’est accompagné d’une « gentrification » des cœurs de villes métropolitaines avec éloignement des classes moyennes vers le péri-urbain. Le reste du territoire, le rural plus ou moins « profond », a été, lui, quasiment abandonné, sorti qu’il était du périmètre d’observation des responsables politiques hexagonaux puisqu’il ne correspondait pas aux canons de la nouvelle idéologie moderniste néolibérale.
C’est dans ce contexte que les conditions de vie dans les territoires « déshérités » se sont dégradées. Les habitants des territoires périphériques et ceux des territoires ruraux se sont rapidement trouvés confrontés à des difficultés sans pareilles dans leurs conditions de vie, en raison de l’éloignement de plus en plus grand des lieux de travail, de la disparition ou de l’inexistence des services publics, de l’absence ou la très mauvaise connexion aux réseaux numériques. L’absence notamment des transports collectifs pour leur permettre de rejoindre leurs lieux de travail, d’études, de formation, de loisirs, mais aussi d’enseignement ou de soins…a joué un rôle particulier : voilà qu’après avoir été expulsés des centres urbains ils sont rendus responsables des atteintes à l’environnement attribuées à l’utilisation quotidienne et pourtant indispensable de leurs véhicules, au point de leur faire payer une taxe supplémentaire sur le carburant (ou demain un « droit d’entrée » - voire un refus d’accès catégorique - dans les centres urbains où ils sont sommés de se rendre pour leurs activités). Et dans le même temps d’autres continuent à bénéficier d’exonérations quand bien même ils participent autant sinon davantage aux atteintes environnementales. Le transport aérien est ainsi totalement exonéré de sa contribution alors qu’il profite essentiellement à l’élite mondialisée vivant à Paris et dans les métropoles[1]. Cela, les responsables politiques se sont trouvés dans l’incapacité de le percevoir, obnubilés qu’ils étaient par les sirènes de la mondialisation à laquelle il convenait de s’adapter impérativement, sans souci réel des conséquences environnementales.
Tel fut l’objet de la métropolisation institutionnelle, conséquence directe de cette nouvelle philosophie appliquée à la gestion des territoires. Fondée sur la croyance qu’il ne peut exister aucun salut économique en dehors des métropoles (et non pas sur le besoin réel d’organiser les aires urbaines importantes en fonction des intérêts de leurs populations), l’idée a fini par s’imposer, avec des allures d’évidence, qu’il convenait d’accompagner et d’encourager l’essor des métropoles françaises en les institutionnalisant, c’est à dire en leur accordant une reconnaissance juridique par le biais d’un statut de nature à favoriser leur développement dans le cadre de la globalisation/mondialisation; le reste des territoires ne pouvant que bénéficier du « ruissellement » économique qu’il était malvenu de mettre en doute, même si la centralisation à la française avait déjà amplement démontré qu’en réalité il n’avait jamais fonctionné.
Le processus de métropolisation institutionnelle, commencé avec la loi du 16 décembre 2010 sous la présidence Sarkozy, s’est poursuivi avec la Loi MAPTAM de 2014 et la loi du 27 février 2017 octroyant le statut de métropole à d’autres entités urbaines, en passant la loi NOTRe en 2015 pour ce qui est des relations des métropoles et des régions notamment. Il n’est sans doute pas encore achevé si l’on en croit les derniers projets de « dé-départementalisation » (donc de « dé-territorialisation ») des métropoles les plus importantes, à l’instar de ce qui a été réalisé pour celle de Lyon.
Le résultat est connu d’avance pour ce qui est des relations de ces métropoles avec leur territoire régional, même s’il se joue de manière assez subtile : ainsi le poids des premières au sein des conseils régionaux en nombre d’élus, conjugué à certains mécanismes de co-élaboration des grandes orientations économiques[2] leur garantissent la prise en compte de leurs intérêts dans la définition des principales politiques économiques régionales. Il s’agit là de l’inacceptable « préséance » donnée aux métropoles sur les autres institutions territoriales.
Alors même que l’on sait que le ruissellement économique en faveur des territoires environnants n’existe pas, la métropolisation est actée aujourd’hui. Dans la dépossession des territoires à l’heure de la mondialisation, elle accompagne la centralisation séculaire dont elle n’est que le dernier avatar, et ceci doublement : au plan du fonctionnement des institutions régionales, d’abord, par une « centralisation régionale » ( on retrouve d’ailleurs le même phénomène à l’intérieur des nouveaux EPCI à périmètre élargi, dans lesquelles les petites communes sont écrasées par la sur-représentation de fait des « communes -centres ») et, plus globalement ensuite, au plan hexagonal, chaque métropole étant comprise avant tout comme le relais de la capitale, la « Métropole des métropoles ».
Cette métropolisation, loin d’être la recette miracle, n’est en fait qu’une pure et simple adaptation à la mondialisation, induite par le néo-libéralisme économique, sur laquelle il n’est pas question de s’interroger, même si les doutes sont de plus en plus forts[3] : il faut y voir avant tout un aveu implicite d’impuissance, ou la marque d’absence de volonté politique en faveur des territoires et plus généralement de l’affaiblissement du pouvoir de l’État[4].
Tout ceci conduit en matière politique à un profond sentiment de mépris ressenti par les populations de ces territoires « de seconde zone », péri-urbains comme ruraux. Ce ressenti a d’ailleurs été alimenté par la volonté de « modernisation/adaptation » à marche forcée affichée par le pouvoir en place depuis juin 2017 et renforcé par les paroles pour le moins « malencontreuses » mais cependant très explicites du président Macron à l’égard de certaines catégories sociales de beaucoup de ces territoires considérés comme « attardés ». Ainsi a pris naissance un fort sentiment de discrimination qui a pris de la consistance en rencontrant une profonde perte de confiance envers la classe politique traditionnelle. In fine cela débouche sur une perte de foi en l’avenir individuel et collectif au sein de nombreux territoires de la République, cartographiés d’ailleurs par le vote populiste. Telle est la fracture démocratique.
Ce nouvel état de fait n’est pas vraiment spécifique à la société hexagonale et il peut y conduire aussi à une victoire des partis populistes. Mais il y prend une acuité particulière tant les principes d’uniformité et de centralisation sont au soubassement des institutions et des méthodes qui régissent la vie politique au sein de la République. Et ses conséquences sont apparues de plus en plus inacceptables pour une opinion publique gavée de promesses, irréalistes pour beaucoup, et inatteignables à court terme pour d’autres.
De là l’aversion envers les dirigeants actuels et les tensions violentes qui en ont découlé, d’autant que, la disparition des « corps intermédiaires » aidant, il est clairement apparu que seule la violence était de nature à amener les autorités à prendre en considération les revendications. Même si cette violence est à condamner sans réserve, ce constat ne peut pas être occulté et en dit long sur les responsabilités. Il s’agit là d’un défaut patent de fonctionnement démocratique du système politique hexagonal, porté à son paroxysme par la présidence « jupitérienne » mais qui est fondamentalement lié à la conception profonde de la République centralisée. La réponse autoritaire qui se met en place par l’élaboration de nouveaux dispositifs destinés à réprimer les « casseurs » est dès lors profondément inadaptée à la situation ; elle nous conduit subrepticement de la démocratie néo-libérale vers la démocratie « illibérale » que l’on voit fleurir sur la planète. Et ce n’est pas le grand débat public qui changera la donne, tellement les dés en semblent pipés d’avance : les suggestions les plus populistes contenues dans la lettre présidentielle d’ouverture du débat, reprises des projets de réformes (dont la diminution du nombre d’élus de nature à porter atteinte à la représentation des territoires), sont une manière pour le Pouvoir de s’assurer d’une convergence minimale qui pourrait être fort utile politiquement…
Si l’on veut éviter un fracas encore plus grand que celui en cours, il ne suffira pas de continuer à penser l’avenir des territoires et de leurs populations en termes de mesures d’accompagnement dans le cadre d’un système qui, vu son évolution, est de nature à les condamner inexorablement, tant il est vrai qu’ils sont les éternels oubliés des politiques générales. C’est à une refonte en profondeur du système politique hexagonal -et européen- qu’il convient de s’atteler en donnant les moyens aux territoires eux-mêmes, par des institutions renouvelées, d’impulser en leur sein une nouvelle dynamique sociale, économique et environnementale ; et ceci en liant les problématiques territoriale et environnementale, toutes deux mises à mal par l’ambiance néolibérale outrageusement dominante.
Gustave Alirol, président de Régions et Peuples Solidaires
[1] On sait au surplus, selon l’INSEE, que 20 % des ménages les plus aisés induisent 29 % des émissions de CO2 alors que les plus modestes n’en induisent que 11 %.
[2] Articles L 4251-14 & L. 4251-15 du CGCT.
[3] Voir les déclarations alambiqués de Jean Pisany-Ferry, directeur du Conseil d’analyse et d’orientation auprès du Premier ministre, à ce sujet lors d’une audition devant l’Assemblée nationale en octobre 2016 : il y défend le soutien aux métropoles tout en craignant qu’elles ne constituent des « îlots de prospérité ».
[4] En témoignent plus que de besoin l’appel pathétique adressé par le Pouvoir aux entreprises pour apporter des réponses aux revendications de pouvoir d’achat ( impuissance ? complicité ? ), ou encore les demandes faites aux élus locaux pour organiser le « Grand débat » ( où est passée la superbe de l’État omnipotent et jupitérien ? )